INTERNATIONAL COURT OF JUSTICE

DÉCLARATION DE M. BEDJAOUI, PRÉSIDENT

1. Les déclarations et autres opinions individuelles ou dissidentes n'ont jamais bénéficié de ma part d'une grande faveur. J'y ai donc très rarement recouru. Toutefois, l'adoption par la Cour du paragraphe E du dispositif du présent avis grâce à la voix prépondérante dont je dispose en ma qualité de Président, conformément à l'article 55 du Statut, est en soi un événement suffisamment exceptionnel pour m'inciter à me départir de ma réserve habituelle en la matière. Au demeurant, je considère le recours à cette déclaration moins comme l'exercice d'une simple faculté que comme l'accomplissement d'un véritable devoir et ce, tant en raison de la responsabilité que j'ai ainsi été amené à assumer dans l'exercice normal de mes fonctions de Président, que des enjeux du paragraphe susmentionné.

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2. Avec l'arme nucléaire, l'humanité est comme en sursis. Ce terrifiant moyen de destruction massive fait partie, depuis un demi-siècle, de la condition humaine. L'arme nucléaire est entrée dans tous les calculs, dans tous les scénarios, dans tous les schémas. Depuis Hiroshima, un matin du 6 août 1945, la peur est peu à peu devenue la première nature de l'homme. Le parcours terrestre de celui-ci a pris l'aspect de ce que le Coran appelle "un long voyage nocturne", comme un cauchemar dont l'humanité ne parvient pas, à ce jour, à entrevoir la fin.

3. La Charte de l'Atlantique avait pourtant promis de "délivrer l'homme de la peur" et celle de San Francisco de "préserver les générations futures du fléau de la guerre". Un long chemin reste encore à parcourir pour exorciser cette nouvelle terreur de l'homme qui l'a fait renouer avec celle de ses ancêtres qui craignaient jadis la chute sur leur tête d'un ciel d'orage chargé de foudre. Mais la situation de l'homme du XXe siècle se distingue, à bien des égards, de celle de son ancêtre: il est armé de connaissance; il s'expose de son propre fait à l'autodestruction; ses inquiétudes sont plus fondées. Pourtant doué de raison, l'homme n'a jamais été aussi déraisonnable; son destin se brouille; sa conscience s'obscurcit; sa vision se trouble et ses coordonnées éthiques tombent, comme feuilles mortes, de l'arbre de vie.

4. On reconnaîtra toutefois que l'homme a fait quelques efforts pour sortir de sa nuit noire. Ainsi, l'humanité paraît, aujourd'hui du moins, plus soulagée que dans les années 80 où elle se menaçait elle-même de la "guerre des étoiles". Le vent mortel d'une guerre cosmique, totale et hautement sophistiquée, qui désintégrerait notre planète, risquait plus que jamais de souffler sur l'humanité ces années-là. Des engins en orbite dans la banlieue de la Terre pouvaient diriger leur gueule d'enfer nucléaire sur notre globe, pendant que des satellites militaires, de reconnaissance, d'observation, de surveillance ou de communication, pouvaient se multiplier. Le système mortifère allait se mettre en place. Le "gouvernement universel de la mort", la "thanatocratie", comme l'avait appelée un spécialiste de l'histoire et de la philosophie des sciences, le Français Michel Serres, se disait prêt à installer ses batteries à toutes les périphéries de la planète. Mais heureusement la détente, puis la fin de la guerre froide, mirent un terme à ces préparatifs terrifiants.

5. Néanmoins, la prolifération du feu nucléaire n'est pas pour autant maîtrisée et ce, malgré l'existence du Traité de non-prolifération. La peur et la folie peuvent encore à tout moment s'enlacer pour exécuter une danse macabre finale. L'humanité est d'autant plus vulnérable de nos jours, qu'elle est capable de produire des missiles nucléaires en grande quantité.

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6. L'homme se fait à lui-même un chantage nucléaire pervers et permanent. Il faut savoir l'en délivrer. La Cour avait le devoir de prendre sa part, si minime soit-elle, de cette oeuvre salvatrice pour l'humanité; elle l'a fait en toute conscience et en toute humilité, compte tenu des limites que lui imposent d'une part son Statut et d'autre part le droit international applicable.

7. Jamais, en effet, la Cour n'aura sans doute autant scruté les éléments les plus complexes d'un problème qu'à l'occasion de l'examen de celui des armes nucléaires. Dans l'élaboration du présent avis, la Cour a été guidée par le sens des responsabilités particulières qui sont les siennes et par sa volonté de dire le droit tel qu'il est, en ne cherchant ni à le noircir, ni à l'embellir. Elle a entendu éviter toute tentation de le créer et elle n'est assurément pas sortie de son rôle en pressant les Etats de légiférer au plus vite pour parachever l'oeuvre entreprise par eux jusqu'ici.

8. Cette très importante question des armes nucléaires s'est malheureusement révélée être un domaine où la Cour a dû constater qu'il n'existe pas de réponse immédiate et claire à la question qui lui était posée. Il faut espérer que la communauté internationale saura rendre justice à la Cour d'avoir rempli sa mission ‹ même si sa réponse peut paraître insatisfaisante ‹ et qu'elle s'attache au plus vite à corriger les imperfections d'un droit international qui n'est en définitive que la création des Etats eux-mêmes. Ces imperfections, la Cour aura eu au moins le mérite de les signaler et d'appeler la société internationale à y remédier.

9. Comme son avis consultatif l'atteste, la Cour n'a à aucun moment perdu de vue que l'arme nucléaire constitue un moyen potentiel de destruction de l'humanité tout entière. Pas un instant, elle n'a omis de prendre en compte cet enjeu éminemment vital pour la survie de l'humanité. Le drame de conscience auquel les uns et les autres ont été confrontés se reflète à bien des égards dans le présent avis. Mais la Cour ne pouvait à l'évidence pas aller au-delà de ce que dit le droit. Elle ne pouvait pas dire ce que celui-ci ne dit pas.

10. Au terme de son avis, la Cour s'est ainsi bornée à un constat, tout en se trouvant dans l'incapacité d'aller au-delà. Certains ne manqueront pas d'interpréter le paragraphe E du dispositif comme envisageant la possibilité pour les Etats de recourir à l'arme nucléaire dans des circonstances exceptionnelles. Pour ma part, et eu égard à ce qui précède, je me sens en conscience obligé de faire une lecture différente de ce paragraphe, qui m'a permis d'apporter mon soutien à ce texte. Je m'en explique ci-après.

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11. Je ne saurais assez insister sur le fait que l'incapacité de la Cour de dépasser le constat auquel elle est parvenue ne peut en aucune manière être interprétée comme une porte entrouverte par celle-ci à la reconnaissance de la licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires.

12. La jurisprudence de l'affaire du Lotus, que certains ne manqueront pas de ressusciter, mérite d'être très fortement relativisée dans le contexte particulier de la question faisant l'objet du présent avis consultatif. On exagèrerait l'importance et on déformerait la portée de cette décision de la Cour permanente si on l'isolait du contexte particulier, à la fois judiciaire et temporel, dans lequel elle est intervenue. La décision en question exprimait sans aucun doute l'air du temps, celui d'une société internationale encore très peu institutionnalisée et régie par un droit international de stricte coexistence, lui-même reflet de la vigueur du principe de la souveraineté de l'Etat.

13. Il est à peine besoin de souligner que la physionomie de la société internationale contemporaine est sensiblement différente. En dépit de la percée encore limitée du "supra- nationalisme", on ne saurait nier les progrès enregistrés au niveau de l'institutionnalisation, voire de l'intégration et de la "mondialisation", de la société internationale. On en verra pour preuve la multiplication des organisations internationales, la substitution progressive d'un droit international de coopération au droit international classique de la coexistence, l'émergence du concept de "communauté internationale" et les tentatives parfois couronnées de succès de subjectivisation de cette dernière. De tout cela, on peut trouver le témoignage dans la place que le droit international accorde désormais à des concepts tels que celui d'obligations erga omnes, de règles de jus cogens ou de patrimoine commun de l'humanité. A l'approche résolument positiviste, volontariste du droit international qui prévalait encore au début du siècle - et à laquelle la Cour permanente n'a d'ailleurs pas manqué d'apporter son soutien dans l'arrêt susmentionné [«Le droit international régit les rapports entre des Etats indépendants. Les règles de droit liant les Etats procèdent donc de la volonté de ceux-ci, volonté manifestée dans des conventions ou dans des usages acceptés généralement comme consacrant des principes de droit et établis en vue de régler la co-existence de ces communautés indépendantes ou en vue de la poursuite de buts communs.» (Affaire du « Lotus », arrêt no 9, 1927, C.P.J.I. série A no 10, p. 18.)]  - s'est substituée une conception objective du droit international, ce dernier se voulant plus volontiers le reflet d'un état de conscience juridique collective et une réponse aux nécessités sociales des Etats organisés en communauté. A l'évolution de la société internationale elle-même, il convient d'ajouter les progrès enregistrés dans le domaine technologique, qui rendent désormais possible une éradication totale et pratiquement instantanée du genre humain.

14. Par ailleurs, au delà des éléments de temps et de contexte, tout distingue la décision de la Cour permanente de l'avis de la présente Cour: la nature du problème posé, les enjeux du prononcé et la philosophie sous-jacente aux conclusions retenues. En 1927, la Cour permanente, dans le cadre de l'examen d'une question d'importance beaucoup plus modeste, était en effet arrivée à la conclusion qu'un comportement non expressément interdit par le droit international se trouve autorisé de ce seul fait.

[« La Cour doit donc, en tout état de cause, examiner s'il existe, oui ou non, une règle de droit international limitant la liberté des Etats d'étendre la juridiction pénale de leurs tribunaux à une situation réunissant les circonstances du cas d'espèce » (ibid., p. 21);

et la Cour de conclure:

« Il y a donc lieu de constater qu'aucun principe de droit international, dans le sens de l'article 15 de la Convention de Lausanne du 24 juillet 1923, ne s'oppose à l'exercice des poursuites pénales dont il s'agit. En conséquence, la Turquie, en intentant, en vertu de la liberté que le droit international laisse à tout Etat souverain, les poursuites pénales en question, n'a pu, en l'absence de pareils principes, agir en contradiction des principes du droit international aux termes du compromis. » (Ibid., p. 31)]

Dans le présent avis, au contraire, la Cour ne conclut ni à la licéité ni à l'illicéité de la menace ou de l'emploi de l'arme nucléaire; des incertitudes quant au droit et aux faits, elle n'infère aucune liberté en la matière. Elle ne suggère pas davantage qu'une telle licence pourrait de quelque manière que ce soit en être déduite. Alors que la Cour permanente avait actionné le seul feu vert de l'autorisation, n'ayant trouvé dans le droit international aucune raison d'actionner le feu rouge de l'interdiction, la Cour actuelle ne s'estime en mesure de n'actionner ni l'un ni l'autre de ces signaux.

15. Ainsi, la Cour, dans le présent avis, fait preuve de beaucoup plus de circonspection que sa devancière dans l'affaire du Lotus, quand elle affirme aujourd'hui que ce qui n'est pas expressément prohibé par le droit international n'est pas pour autant autorisé.

16. Tout en ne se prononçant ni pour la licéité de la menace ou de l'emploi de l'arme nucléaire, ni pour leur illicéité, la Cour prend acte, dans son avis, de l'existence d'un processus très avancé de mutation du droit international en la matière, ou, en d'autres termes, d'une tendance actuelle à la substitution d'une norme de droit international à une autre, la première n'existant pas encore et la seconde n'existant déjà plus. Encore une fois, si la Cour, en tant qu'organe judiciaire, a estimé ne pas pouvoir aller au-delà d'un tel constat, les Etats ne sauraient y voir, à mon avis, une quelconque autorisation d'agir à leur guise.

17. La Cour est évidemment consciente du caractère à première vue insatisfaisant de sa réponse à l'Assemblée générale. Cependant, si la Cour peut laisser l'impression à certains qu'elle s'est arrêtée à mi-chemin de la tâche qui lui a été confiée, je suis au contraire d'avis qu'elle a rempli sa mission en allant, dans sa réponse à la question posée, jusqu'où les éléments à sa disposition lui permettaient d'aller.

18. Dans la seconde phrase du paragraphe E du dispositif de l'avis, la Cour indique qu'elle est parvenue à un point de son raisonnement qu'elle ne peut dépasser qu'en s'exposant au risque d'adopter une conclusion qui irait au delà de ce qui lui paraît légitime. C'est là la position de la Cour en tant que corps judiciaire. Nombre de juges ont adhéré à cette position mais sans doute chacun avec une approche et une interprétation qui lui sont propres. On aura sûrement observé que la répartition des voix, tant en faveur que contre le paragraphe E, n'a nullement obéi à un clivage géographique, ce qui est un signe d'indépendance des membres de la Cour, que je me plais à souligner. Ayant ainsi expliqué le sens qu'il y a lieu de reconnaître selon moi au prononcé de la Cour, je voudrais maintenant revenir brièvement sur les raisons de fond qui m'ont amené à y adhérer.

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19. Le droit international humanitaire est un corpus de règles particulièrement exigeant et ces dernières ont vocation à s'appliquer en toutes circonstances. La Cour l'a pleinement reconnu.

20. Les armes nucléaires paraissent bien ‹ du moins dans l'état actuel de la science ‹ de nature à faire des victimes indiscriminées, confondant combattants et non-combattants et causant de surcroît des souffrances inutiles aux uns comme aux autres. L'arme nucléaire, arme aveugle, déstabilise donc par nature le droit humanitaire, droit du discernement dans l'utilisation des armes. L'arme nucléaire, mal absolu, déstabilise le droit humanitaire en tant que droit du moindre mal. Ainsi l'existence même de l'arme nucléaire constitue un grand défi à l'existence même du droit humanitaire, sans compter les effets à long terme dommageables pour l'environnement humain dans le respect duquel le droit à la vie peut s'exercer. A moins que la science ne parvienne à découvrir l'arme nucléaire "propre" qui frapperait le combattant en épargnant le non-combattant, il est clair que l'arme nucléaire a des effets indiscriminés et constitue un défi absolu au droit humanitaire. Guerre nucléaire et droit humanitaire paraissent par conséquent deux antithèses qui s'excluent radicalement, l'existence de l'une supposant nécessairement l'inexistence de l'autre.

21. Il ne fait pas de doute pour moi que la plupart des principes et règles du droit humanitaire et, en tout cas, les deux principes interdisant l'un l'emploi des armes à effets indiscriminés et l'autre celui des armes causant des maux superflus, font partie du jus cogens. La Cour a évoqué cette question dans le présent avis; mais elle a toutefois déclaré qu'elle n'avait pas à se prononcer sur ce point dans la mesure où la question de la nature du droit humanitaire applicable aux armes nucléaires ne rentrait pas dans le cadre de la demande que lui a adressée l'Assemblée générale des Nations Unies. La Cour n 'en a pas moins expressément considéré ces règles fondamentales comme "des règles intransgressibles du droit international coutumier"

[Voir le paragraphe 79 de l'avis ainsi libellé : « C'est sans doute parce qu'un grand nombre de règles du droit humanitaire applicable dans les conflits armés sont si fondamentales pour le respect de la personne humaine et pour des «considérations élémentaires d'humanité», selon l'expression utilisée par la Cour dans son arrêt du 9 avril 1949 rendu en l'affaire du Détroit de Corfou (C.I.J. Recueil 1949, p. 22), que la convention IV de La Haye et les conventions de Genève ont bénéficié d'une large adhésion des Etats. Ces règles fondamentales s'imposent d'ailleurs à tous les Etats, qu'ils aient ou non ratifié les instruments conventionnels qui les expriment, parce qu'elles constituent des principes intransgressibles du droit international coutumier.» (Les italiques sont de moir.)] .

22. Le droit à la survie de l'Etat est lui aussi un droit fondamental et s'apparente, à maints égards, à un droit "naturel". Cependant, la légitime défense ‹ fût-elle exercée dans des conditions extrêmes mettant en cause la survie même d'un Etat ‹ ne peut engendrer une situation dans laquelle un Etat s'exonérerait lui-même du respect des normes "intransgressibles" du droit international humanitaire. Il peut donc se produire, dans certaines circonstances, une opposition irréductible, une collision frontale de principes fondamentaux dont l'un ne saurait se réduire à l'autre. Il reste que l'emploi de l'arme nucléaire par un Etat dans des circonstances où sa survie est en jeu risque à son tour de mettre en danger la survie de l'humanité tout entière, précisément du fait de l'engrenage de la terreur et de l'escalade dans l'emploi de telles armes. On manquerait par conséquent de la plus élémentaire prudence si on plaçait sans hésitation la survie d'un Etat au dessus de toutes autres considérations, et en particulier au dessus de la survie de l'humanité elle même.

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23. Comme la Cour l'a reconnu, l'obligation de négocier de bonne foi un désarmement nucléaire concerne les quelque 182 Etats parties au Traité de non-prolifération. Il me paraît pour ma part possible d'aller au delà de cette conclusion et d'affirmer qu'il existe en réalité une double obligation générale, opposable erga omnes, de négocier de bonne foi et de parvenir au résultat recherché. Il n'est en effet pas déraisonnable de penser qu'eu égard à l'unanimité, au moins formelle, qui prévaut en ce domaine, cette double obligation de négocier de bonne foi et de parvenir au résultat prévu a désormais revêtu, après cinquante ans, un caractère coutumier. Pour le reste, je partage entièrement l'opinion de la Cour quant à la portée juridique de cette obligation. Je me contenterai seulement de souligner une fois encore toute l'importance du but à atteindre compte tenu en particulier des incertitudes qui subsistent encore. La Cour devait à l'évidence le dire. Eu égard au lien très étroit que cette question entretient, par le fait des choses, avec celle de la licéité ou de l'illicéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, on ne saurait reprocher à la Cour d'avoir statué ultra petita. Cette dernière notion est en tout état de cause étrangère à la procédure consultative.

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24. La solution dégagée par le présent avis consultatif fait le constat sans complaisance de la réalité juridique, tout en exprimant et traduisant fidèlement l'espoir, partagé par tous, peuples et Etats, que le but ultime de toute action dans le domaine des armes nucléaires restera toujours le désarmement nucléaire, que ce but n'est plus utopique et qu'il est du devoir de tous de le rechercher plus activement que jamais. De l'existence de cette volonté d'engagement dépend le destin de l'homme, car comme l'écrivait Albert Einstein, "le sort de l'humanité sera celui qu'elle méritera".


(Signé) Mohammed BEDJAOUI.

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