DÉCLARATION DE M. FERRARI BRAVO
J'ai voté en faveur de l'avis consultatif sur la licéité des armes nucléaires parce
que je pense qu'il est du devoir de la Cour internationale de Justice de n'épargner aucun
effort pour répondre au mieux aux questions que lui posent les organes principaux des
Nations Unies habilités à la saisir, surtout lorsqu'une telle réponse peut augmenter
les possibilités de sortir d'une impasse qui, dans le cas actuel, perdure depuis plus de
cinquante ans en faisant peser une ombre triste et menaçante sur l'humanité tout
entière.
Dans sa fonction d'organe judiciaire principal des Nations Unies (article 92 de la Charte), la Cour a été, entre autres, créée juste pour cela et elle ne doit pas se demander si sa réponse, au mieux de ce qu'elle peut faire, pourra contribuer à l'évolution de la situation. Elle n'a pas non plus à se justifier si sa réponse n'est pas exhaustive. Je souscris par conséquent pleinement aux motifs qui étayent la décision prise par la Cour de faire droit à la demande de l'Assemblée générale.
A ce propos, il est toutefois nécessaire de dire que la question se présente sous un angle tout à fait différent lorsque la saisine provient d'une institution spécialisée des Nations Unies, dont la compétence pour s'adresser à la Cour est, pour des raisons de principe, bien délimitée. J'ai, partant, voté aussi en faveur de l'avis par lequel la Cour décide de ne pas répondre à la demande de l'Organisation mondiale de la Santé et je trouve qu'il y a de la logique dans ce comportement. La Cour, en effet, est l'organe judiciaire principal des Nations Unies, mais elle ne l'est pas d'autres organisations internationales dont le droit de la saisir demande à être soigneusement limité si l'on veut conserver un partage correct de compétences et donc, d'efficacité entre organismes internationaux, en évitant que des fonctions politiques, que la logique du système a confiées seulement aux Nations Unies, soient usurpées par d'autres organisations qui, pour ne rien dire d'autre, n'ont ni la compétence, ni la structure pour ce faire.
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Ceci dit, je reste toutefois fort insatisfait quant à certains passages cruciaux de la décision car elle me semble, pour dire la vérité, peu courageuse et parfois de lecture difficile.
Notamment, je regrette que la Cour ait arbitrairement réparti en deux catégories la longue ligne des résolutions de l'Assemblée générale qui commence par la résolution 1 (I) du 24 janvier 1946 et qui, au moins jusqu'à la résolution 808 (IX), se présente sous la forme d'une série de résolutions adoptées à l'unanimité. Je pense que ces résolutions sont fondamentales; tel est le cas surtout de la première, dont le libellé avait déjà été arrêté à Moscou avant la création des Nations Unies (pour l'histoire de la résolution ainsi que pour les démarches entreprises à Moscou en vue de confier aux Nations Unies le contrôle de l'énergie atomique dont, à ce moment là, seuls les Etats-Unis possédaient les clés voir The United Nations in World Affairs, 1945-1947, New York and London, 1947, p. 391 et suiv.), et qui pourrait, à la rigueur, être assimilée aux stipulations de la Charte. Elle démontre en effet, et à mon avis clairement, l'existence d'un véritable engagement solennel d'éliminer toute arme atomique dont la présence dans les arsenaux militaires était jugée illicite. La résolution disait ceci :
«5. ... En particulier, la Commission [établie par la résolution] présente des propositions déterminées en vue :
.....................................................................................................................................
c) d'éliminer, des armements nationaux, les armes atomiques et toutes autres armes importantes permettant des destructions massives.» (Les italiques sont de moi.)
Ces idées ont été répétées à plusieurs reprises dans d'autres résolutions de
l'Assemblée générale immédiatement après la création des Nations Unies (voir par
exemple la résolution 41 (I) ou la résolution 191 (III)).
Je sais très bien que la guerre froide intervenue peu après (et dont il ne m'appartient pas de désigner les responsables, tout en soulignant qu'ils ne se trouvent pas dans un seul camp) a empêché le développement de cette notion d'illicéité (abandonnée par la suite par les Etats-Unis qui en avaient été les promoteurs), en suscitant l'apparition de toute une série d'argumentations tournant autour du concept de dissuasion nucléaire qui n'a (et c'est important, comme on le verra ci-après) aucune valeur juridique.
Mais à mon avis, il reste que l'illicéité existait déjà et que toute production d'armes nucléaires devait, par conséquent, se justifier au vu de cette tache noire d'illicéité que l'on ne pouvait pas effacer. On doit par conséquent déplorer qu'une telle conclusion ne ressorte pas clairement du raisonnement de la Cour qui, au contraire, est souvent d'une lecture compliquée, sinueuse, et finalement peu efficace.
Cela mis à part, il reste à dire qu'un certain nombre de conclusions auxquelles la Cour est arrivée ne sont pas reflétées dans les résultats dont il est fait état au dispositif. Ce sont des lacunes graves, mais elles s'expliquent par la difficulté de former sur certaines composantes du présent avis consultatif, des majorités cohérentes.
Il est toutefois important de reconnaître qu'il reste le paragraphe 104 de l'avis, introductif au dispositif, dont l'importance est vraiment cruciale. Il suggère en effet au lecteur attentif d'évaluer dans son ensemble le raisonnement fait par la Cour, de tenir compte de ces parties du raisonnement qui ne sont pas reflétées dans des passages du dispositif et, qui plus est, de se rendre compte des inévitables lacunes du raisonnement. Que les lecteurs, et pas seulement les universitaires, en profitent en gardant à l'esprit qu'un avis consultatif, malgré les similitudes procédurales, n'est pas un arrêt. Et celui-ci surtout.
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Certes, il n'existe pas une règle précise et spécifique qui interdise l'arme atomique et qui tire toutes les conséquences de cette interdiction. La théorie de la dissuasion, à laquelle l'avis ne réserve qu'une rapide mention (surtout au paragraphe 96), aurait mérité quelques considérations supplémentaires. J'ai déjà dit qu'à mon avis l'idée de dissuasion nucléaire n'a aucune valeur juridique et j'ajoute que la théorie de la dissuasion, tout en créant une pratique des Etats nucléaires et de leurs alliés, n'est pas en mesure de créer une pratique juridique sur laquelle fonder le début de création d'une coutume internationale. On pourrait arriver à dire que l'on est en présence d'un anti-droit, si on pense aux effets qu'elle a eus sur la Charte des Nations Unies.
Je ne vais pas jusque-là, mais je ne peux m'empêcher de constater que c'est grâce à la doctrine de la dissuasion que la portée révolutionnaire de l'article 2, paragraphe 4, de la Charte s'est réduite, alors que parallèlement la portée de l'article 51, qui en était le contrepoint selon une logique traditionnelle, s'est étendue avec la formation autour de cette norme de toute une série de constructions conventionnelles, comme le montrent les deux systèmes régissant respectivement l'Alliance atlantique d'une part et, pendant sa durée d'existence, le pacte de Varsovie. Ce sont des systèmes qui sans doute sont régis par des règles juridiques mais qui procèdent d'une idée qui relève essentiellement d'un constat politique, donc non juridique, qui consiste à prendre acte du fait que le Conseil de sécurité ne peut pas fonctionner face à un conflit majeur, comme le serait le cas échéant celui qui fait l'objet du présent avis.
Voici comment la rivière qui sépare l'article 2, paragraphe 4, de l'article 51 s'est élargie grâce aussi à l'énorme caillou de la dissuasion qu'on a jeté dedans. Et cela a entraîné la nécessité pour enjamber la rivière de jeter un pont et pour ce faire, d'utiliser les matériaux dont nous disposons maintenant, à savoir l'article VI du traité sur la non-prolifération nucléaire.
J'ai de forts doutes sur le point de savoir si ces développements sont réellement partagés par la Cour, car la manière très ramassée que la Cour a choisie pour traiter de la dissuasion ne permet pas de bien comprendre si tel est réellement l'avis de la Cour. Mais elle ne permet pas non plus de l'exclure. En tout cas les opinions individuelles ou dissidentes jointes à l'avis (je ne vois pas une grande différence entre les unes et les autres) contribueront à éclairer ce point (ainsi que d'autres, bien entendu).
De toute façon, telle est à mes yeux la raison fondamentale pour laquelle l'avis de la Cour est obligé de contenir, dans sa partie finale, des développements fondés sur une clause d'un traité qui, n'étant pas universel, ne devrait pas en bonne logique y figurer. Mais ces développements sont tout à fait justifiés par la situation dans laquelle nous nous trouvons, où le TNP se présente comme le seul moyen pour arriver rapidement à une solution qui puisse prévenir des conséquences catastrophiques.
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En conclusion, je pense qu'une règle précise et spécifique qui interdise l'arme atomique et qui tire toutes les conséquences de cette interdiction n'existe pas encore.
Il est évident que dans la situation politique des années qui vont de 1945 à 1985 une telle règle n'aurait pas pu se former. Mais, dirais-je, l'ensemble de la production normative des dernières cinquante années, surtout en matière du droit humanitaire de la guerre, est quand même inconciliable avec le développement technologique de la construction d'armes nucléaires. Peut-on, par exemple, s'imaginer qu'au moment où le droit humanitaire, partie essentielle et toujours plus importante du droit de la guerre et (depuis peu) aussi de la paix, engendre toute une série de principes pour la protection de la population civile ou pour la sauvegarde de l'environnement, ce même droit international continue d'abriter en son sein la licéité par exemple de l'usage de la bombe à neutrons qui laisse intact l'environnement mais ... seulement avec la «petite» conséquence de l'anéantissement de la population ! Si tel est le cas, peu importe de trouver une norme spécifique sur la bombe à neutrons car elle devient automatiquement illicite par contraste avec la majorité des règles du droit international.
Ce phénomène n'est pas nouveau, car à toute époque de son développement, dès le début de l'ère moderne, le droit international qui est essentiellement un droit coutumier, donc de formation spontanée, a connu des situations où la force de certaines règles empêchait les règles contraires de s'établir ou de se maintenir.
Tout ceci a été malheureusement obscurci dans l'avis de
la Cour par la crainte d'analyser courageusement l'évolution dans le temps des
résolutions de l'Assemblée générale qui seulement à partir d'une certaine époque
(aux alentours des années soixante) ont provoqué l'apparition de clivages nets entre
Etats nucléaires (et leurs alliés) et Etats menacés par la bombe.
Je répète. Le fait qu'une règle interdisant l'arme nucléaire ait commencé à se
former au début de la vie des Nations Unies n'empêche pas que le développement de cette
formation et, par conséquent, le développement de sa force propulsive, aient été
arrêtés au moment où les deux principales puissances, toutes les deux dotées de l'arme
nucléaire, sont entrées dans la guerre froide et ont développé tout un instrumentaire,
même conventionnel, centré autour de l'idée de la dissuasion. Mais ceci a seulement
empêché la mise en oeuvre de l'interdiction (qu'on est forcé d'obtenir par voie
de négociation) alors que l'interdiction en tant que telle, l'interdiction «toute nue»,
si je peux m'exprimer ainsi, est demeurée en l'état et produit toujours ses effets, au
moins au niveau du fardeau de la preuve, en rendant plus difficile aux puissances
nucléaires de se justifier dans le cadre de maintes applications de la théorie de la
dissuasion qui, je le répète, n'est pas une théorie juridique.
En d'autres termes, on doit, par un instrument juridique (l'accord) parer au danger d'une entité, l'arme nucléaire, qui, en soi, n'a rien de juridique sans qu'il soit possible, dans un cas d'espèce, de vérifier si les solutions esquissées tiennent ou ne tiennent pas. Une telle vérification demanderait l'explosion de la bombe. Mais, alors, la vérification aurait-elle encore un sens ?
Cet élément de déséquilibre normatif entre les raisons des Etats nucléaires et celles des Etats non nucléaires devait et pouvait être soigneusement enregistré par la Cour et non pas de la façon parfois contradictoire sous laquelle il est perçu dans l'avis consultatif.
(Signé) L. FERRARI BRAVO.
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